Sans pousser jusqu’à l’absurde l’exercice qui consiste, à la lumière du parcours d’un créateur, à traquer dans son enfance et ses années de formation des éléments susceptibles de briller rétroactivement d’une aura programmatique, il est tentant de recueillir dans la biographie et les témoignages de Matthias Pintscher quelques caractéristiques sinon déterministes, au moins déterminantes pour le futur musicien. Parmi celles-ci, on relève par exemple le fait que le jeune enfant ait été mis au piano à l’âge de cinq ans, sans enthousiasme apparent. Bien que le jugement ne soit pas définitif, il dit aujourd’hui ne pas maîtriser l’instrument en tant que compositeur. C’est en revanche de sa propre initiative qu’il entreprendra l’apprentissage du violon, dans le double but d’éprouver physiquement la production du son – son écriture des cordes ne saurait mieux révéler un ancrage dans la physiologie sonore – et de partager la musique en jouant avec d’autres. Puis viendront les cours de direction d’orchestre, qui permettront au jeune étudiant âgé de quinze ans d’avoir déjà la possibilité de diriger le petit orchestre de Marl, sa ville natale. Là, dira-t-il plus tard, « le contact physique avec cet organisme collectif m’a fasciné. »1 Son activité de chef d’orchestre, à la tête de l’Ensemble Intercontemporain et de bien d’autres formations, semble aujourd’hui toujours portée par un engagement physique pour la production du son.
Né dans une famille juive, ses parents ont insisté pour qu’il apprenne l’hébreu à l’âge de six ans, apprentissage peu fécond avant que, là encore de son propre chef, il ne noue plus tard un rapport privilégié avec une langue et avec une forme de spiritualité qui irrigue aujourd’hui plus profondément une part importante de sa musique.
Kennst du das Land…
S’il a étudié la composition avec de nombreuses personnalités, Matthias Pintscher affirme volontiers, comme d’autres avant lui, que « [son] plus grand professeur reste Debussy. »2 Âgé de quinze ans, il ingurgitait nombre de partitions de Ravel, Debussy, des Viennois et de Stravinsky. Ses bases techniques proviennent davantage de l’étude de ces œuvres majeures du 20e siècle que d’un enseignement formel qui aurait été dispensé par Manfred Trojahn ou Giselher Klebe, Henze, Lachenmann, Rihm, Sciarrino ou Boulez. L’apport de ces compositeurs, avec lesquels Pintscher s’est efforcé de développer des relations amicales, consiste notamment en la lecture de partitions, en des échanges d’idées sur la poésie, le cinéma, la peinture et la musique, et suggère une forme de maïeutique plutôt qu’une transmission académique.
C’est cependant bien Hans Werner Henze qui prendra le jeune homme de dix-neuf ans sous son aile dans le contexte de ses cours d’été à Montepulciano et lui passera sa première commande. La transmission est manifestement aussi celle d’un tropisme latin, d’une italianità dans laquelle on pourrait être tenté de voir un lointain héritage du Romantisme allemand. Pourtant, le goût pour la culture française est au moins aussi important que cette italianité qui traduit en premier lieu la distance que prend le compositeur avec une germanité qui se traduit notamment pour lui, à l’orée de ses vingt ans, par un sérieux excessif et pesant, auquel il oppose volontiers l’élégance, la sophistication et aussi l’humour latins. Datent de cette période notamment une première série de quatuors, intitulés Quartetto d’archi, dont deux sont restés inédits. Le 4° quartetto d’archi « ritratto di Gesualdo**» (1992) affirme clairement ce tropisme italien puisqu’il consiste en une recomposition du madrigal « Sospirava il mio core » du troisième livre – c’est précisément Henze qui avait suggéré au jeune compositeur d’étudier Gesualdo –, ou plutôt une « super-augmentation » de ce madrigal observé « à travers une loupe »3, dont la progression harmonique a été entièrement respectée, bien que fortement masquée, notamment par une intonation microtonale. Polyrythmie, tendance pointilliste et touches bruitistes sont contreblancés par des sections à la mélodie affirmée et des stases harmoniques émaillées d’incrustations to nales, parmi lesquelles de furtifs affleurements du madrigal original. Suggérée par de nombreuses didascalies en italien, une dramaturgie latente est confirmée par l’irruption de la voix chantée et parlée des interprètes sur le mot « morir ». L’Italie domine encore La metamorfosi di Narciso (1992), y compris son sous-titre d’« allegoria sonora », qui date de la période d’étude avec Manfred Trojahn à Düsseldorf. Le reflet de Narcisse dans l’eau trouve un équivalent dans l’écriture de l’ensemble instrumental qui renvoie, voire démultiple, l’image acoustique de la partie de violoncelle soliste. Et là encore, un madrigal de Gesualdo, le célèbre Moro lasso du sixième livre, fait l’objet d’une citation subreptice, presque subliminale, dans la cinquième partie correspondant au « lamento de la nymphe Eco ». Une brève section fait appel à une écriture partiellement indéterminée que le compositeur reconduira assez rarement par la suite. De même, les citations qui émaillent ces œuvres « de jeunesse », gestes que le compositeur considère aujourd’hui comme empreints d’une certaine naïveté et relevant surtout, hors de toute démarche intellectuelle, de l’hommage, n’ont pas d’équivalent dans sa musique plus tardive.
Aventure rimbaldienne
S’il s’est tôt senti proche de la culture française, c’est d’abord par le truchement de la poésie. Matthias Pintscher a été marqué par l’œuvre rimbaldienne – ainsi que par la figure même du poète – au point de lui consacrer, de façon quasi obsessionnelle, une importante série de compositions. Rimbaud, « c’est la poésie en personne », et « c’est plus que la couleur, il casse les barrières du format et de l’expression. Il est visionnaire. »4 Que les premiers mots de Départ – il reviendra à de nombreuses reprises sur ce poème – émanent d’un jeune homme de dix-huit ans le sidère, comme si l’expérience de la vie s’était critallisée chez lui en un temps extrêment bref. La richesse philosophique ainsi que la stratification du sens, qui opère comme un prisme propre à diffracter les sentiments, l’inspire au plus haut point. Ce sera d’abord la série Monumento (de I à V), composée entre 1991 et 1998. La musique de Devant une neige (Monumento II) est à sa façon aussi un feuilleté qui colore l’orchestre de teintes vives. Par sa fougue et ses accès de tension, Départ (Monumento III) est typique d’une période qui, en dépit de l’italianité affichée (nombre de didascalies ajoutent un lyrisme latin à cette série d’œuvres) reste très allemande, d’une teneur dramatique et sombre, d’une densité qui semble conglomérer un double héritage romantique et expressionniste. Plus complexe, Choc (Monumento IV), implique un ensemble structuré en plusieurs groupes pour restituer la dimension antiphonique de la pièce, et propose des alternances de textures diversifiées. Une section comporte dans les parties de violon et d’alto des mobiles à combiner librement, tandis qu’une autre laisse filtrer une citation filée du O sacrum convivium de Thomas Tallis. Comme l’usage de la résonance du piano, la consistance harmonique des textures les plus pleines suggère une légère influence boulézienne. On note une tendance au foisonnement et au constraste, à une certaine dureté atonale que tempère cependant la polarisation du discours, et là encore un aspect dramaturgique latent, lié notamment à la répartition antiphonique des rôles musicaux. Pièces cousines, Sur Départ et Vers quelque part… - façons de partir ont en commun trois violoncelles, un ensemble de voix fémines (respectivement 16 et 8), mais se distinguent par la présence de trois groupes orchestraux dans le premier cas, et par le texte confié à une narratrice dans le second cas. Dans les deux pièces, les voix chantées sont envisagées comme un prisme de diffraction du texte, et une relative raréfaction du matériau, ainsi que l’utilisation intensive du registre aigu dans les passages suspendus et le rôle dramaturgique dévolu au silence, rappellent dans une certaine mesure le Nono tardif.
Avec l’opéra L’espace dernier, dont la création parisienne prenait une résonance symbolique, Pintscher soldait en quelque sorte son compte avec Rimbaud. La présence de deux récitants et d’un chœur féminin rappelle la parenté avec les deux pièces précédemment évoquées, dont elle se distingue par l’ampleur du projet mais assez peu par la teneur dramaturgique. Le compositeur s’inscrit ici dans la tradition du « Musiktheater», mais évite, au profit d’un enchaînement d’états mentaux, une narrativité univoque autant qu’une orientation téléologique. Alors que la vocalité des parties solistes, assez parcimonieuses, adopte un idiome atonal dont la tension vient des grands intervalles, le chœur de femmes est plutôt porté à un état d’émanation auratique, tandis que le traitement électronique du texte tend fréquemment à la dissolution du sens pour exalter le potentiel phonétique et plastique du mot.
Poésie et théâtre
La décennie 1990 mérite d’être observée, avec le tout début de la suivante, en se détachant autant que possible de la fixation du compositeur sur Rimbaud, sous l’angle d’une multiple friction tectonique qui impliquerait plusieurs axes selon lesquels seraient opérés, soit de façon isolée soit de façon conjointe, des ajustements esthétiques progressifs : le glissement vers un traitement plus dramaturgique de la poésie, l’introduction d’une dimension sinon plastique, tout du moins spatiale de la musique, et une tendance à l’affinement des textures.
Dans sa première période créatrice, et donc sous l’emprise de Rimbaud, Matthias Pinstscher invoque volontiers la « force poétique ». Cette force, il la fragmente volontiers, comme celle du texte de Mallarmé dans Hérodiade-Fragmente (1999), dont les béances dues au montage textuel sont rendues plus perceptible par les silences qui en spérarent les cinq sections. Traitée comme un monodrame, cette « scène dramatique » pour soprano et orchestre semble presque, dans certaines sections à l’expressionnisme exacerbé, renvoyer au Schoenberg d’Erwartung. Composé d’après la pièce éponyme de Hans Henny Jahnn, Thomas Chatterton (1994-1998) est une œuvre sans doute plus littéralement opératique que ne le sera L’Espace dernier, en dépit de l’apparente hésitation du compositeur entre une forme pleinement lyrique et un théâtre musical plus composite incluant un bref monodrame et un « tableau » empruntant une nouvelle fois à Rimbaud.
La « force poétique » semble avoir dérivé, alors que Pintscher s’intéresse à la poésie de E.E. Cummings, vers la « force théâtrale » que le compositeur dit avoir ressentie dans la musique de Lachenmann et dont l’influence qu’elle a pu exercer sur lui est décisive, se traduisant notamment par un théâtre imaginaire fait d’images plastiques et de gestes. C’est précisément dans ces œuvres vocales qui se rapprochent le plus de l’intimité du Lied– et il n’y a rien là de paradoxal – que le compositeur tend à infléchir la nature dramaturgique de sa musique, en la densifiant par le fait même d’en condenser les moyens, ou plus exactement de les recentrer sur la musique elle-même. Il s’agit dans A Twilight’s Song (1997) de saisir cet entre-deux que dépeint Cummings dans The Hours Rise Up Putting Off Stars and It Is, un monde de la nuit entre rêve et conscience diurne, en l’occurrence par le développement d’une arche narrative – d’un crépuscule à l’autre – structurée par une ritournelle évolutive (« And it is dawn/day/dusk »). Le rapport de la soprano et du piano dans Lieder und Schneebilder (2000/01) est celui de partenaires scéniques, et le compositeur n’exclut ni les effets de figuration musicale, ni l’utilisation du piano pour dépeindre un climat, ni l’usage de la voix chuchotée (Erstes Schneebild). Pintscher dit avoir été « frappé par la simplicité et modestie de la poésie de Cummings », qui se doublait chez lui de la sensation de « presque pouvoir physiquement toucher les mots, des mots si purs qu’ils laissent sa liberté au compositeur. »5 L’écriture rythmique assez complexe de plusieurs passages semble viser avant tout une grande souplesse, ce que confirme une indication comme « ruhig fliessendes und sehr flexibles Tempo »6.
Particulièrement intéressante, la notion de perspective, qui apparaît au détour d’une indication portée sur la partition de Monumento IV (1996), semble valoir autant pour la perspective dramaturgique d’une situation musicale donnée que pour sa projection spatiale, et se révèlera de plus en plus déterminante pour bien des œuvres ultérieures. Elle peut être envisagée comme une implication des textures dans la dramaturgie de l’œuvre, et aussi comme le début d’une phase d’appréhension plus plastique de sa dynamique formelle. Le léger traitement électronique apporté à l’alto soliste de Tenebrae (2000-2001) est censé rester quasi imperceptible, son effet étant limité à la dispersion spectrale de l’instrument acoustique, à laquelle participe également l’écriture de l’ensemble instrumental. De ce point de vue, il ouvre une perspective acoustique, comme le fait par d’autres moyens la forte scordatura appliquée au même alto, le faisant dériver vers une zone acoustique où il s’aventure rarement, en quelque sorte un no man’s land associé ici aux ténèbres.
Le travail d’affinement et d’enrichissement des textures qui s’opère pendant cette décennie doit donc être appréhendé non pas seulement pour lui-même, et donc comme la simple évolution d’un langage musical, mais aussi comme un corollaire de la recherche qui consiste, comme le formulait alors le compositeur, à élaborer des « parcours évolutionnels qui suivent un principe dramaturgique » ou, selon une formulation plus développée, à créer « des situations et des espaces dans lesquels s’établissent des configurations sonores qui modifient le matériel exposé avant de le diluer pour se générer sous une nouvelle forme. »7 De cette phase de renouvellement des texures date notamment la série des Figura I à V (1998-2000) écrite pour quatuor à cordes et accordéon, utilisés isolément ou conjointement selon les cas, la Figura V / Assonanza étant confiée au violoncelle solo. Y sont exploités le souffle et des sons bruiteux (notamment la saturation par surpression de l’archet), le jeu avec plectre, la fusion des timbres, les sons précaires (flageolet, balzato, flautando), les effets de battements à l’accordéon. Outre les modes de jeu, leur combinaison provoque des sons complexes dont l’origine exacte devient ainsi difficilement identifiable. Par ailleurs, la structuration du discours par des éléments récurrents, individuellement reconnaissables mais associés de façon changeante, apparaît comme un procédé privilégié de ce cycle qui repose en grande partie sur l’idée de la recombinaison d’un nombre limité de familles de matériaux.
Bien plus fourni, l’effectif des Fünf Orchesterstücke (1997) ne fait qu’accentuer le goût du compositeur pour les ambiguïtés acoustiques ainsi qu’une stratification rythmique complexe (surtout dans la pièce 2) à tendance micropolyphonique. Une didascalie comme « sospeso, molto irreale, come da lontano » (pièce 5), qui connaît d’assez nombreuses variantes à cette époque, souligne là encore le lien de la perspective acoustique à un certain impressionnisme à valeur dramaturgique.
Plastique musicale
Sans que l’on puisse pour autant parler d’un brusque changement de paradigme, le cap de la trentaine coïncide chez Pintscher à un attrait croissant pour les arts contemporains. Certes des œuvres bien antérieures peuvent apparaître, outre celles qui viennent d’être mentionnées pour leur dimension plastique, comme les prémisses de ce changement. Le sous-titre de Dernier espace avec introspecteur (1994), « Betrachtung einer Raumplastik von Joseph Beuys »8 est en soi significatif de la recherche de chemins de traverse entre les arts, tout comme l’est, concernant la nature de ces chemins, l’appréciation du compositeur selon qui « les impressions visuelles ne peuvent pas être composées, ou “mises en musique” ; il n’existe pas de véritable façon interdisciplinaire d’établir une correspondance entre les formes entendues et celles qui sont vues. »9
Matthias Pintscher, s’enthousiasme pour de nombreux plasticiens et entretient avec certains d’entre eux des relations amicales. Figurent à son catalogue des pièces liées à divers titres aux personnalités d’Anselm Kiefer, Barnett Newman, Cy Twombly et Joseph Beuys. Ce dernier, avec Brice Marden, Agnes Martin, Richard Serra, Fred Sandback, Robert Raymond, figure en bonne place dans la liste de ses « héros », dont il a acquis des œuvres. Lorsqu’il mentionne ces artistes, il évoque volontiers, outre leurs caractéristiques graphiques et plastiques, les supports utilisés, et il est tentant d’établir un parallèle métaphorique entre son goût pour la toile ou le papier et un partage, dans sa musique, entre deux familles de matériaux : ceux du support ou de la surface, sur fond desquels se détachent ceux du dessin ou de la figure.
De ce point de vue, la série Study for Treatise on the Veil (Study I à Study IV, 2004 à 2009) marque un stade important de la réflexion du compositeur sur sa propre pratique artistique. Cette série est doublement inspirée par la calligraphie. Le compositeur considère que « [son] idéal pour la conception d’une œuvre d’art est celui de la calligraphie japonaise : des années, des décennies de préparation et de concentration, et puis ensuite l’action d’un seul geste iconique qui a lieu en deux secondes et ne peut plus être modifié. » Conscient de ce que le temps long de la composition interdit une telle immédiateté du geste, il a quand-même réfléchi à la façon de transposer dans un art du son un phénomène comme celui du geste pictural. Les études sur Treatise on the Veil sont en partie des études sur le dessin, sur la recherche d’une apparente spontanéité du graffiti, de l’inscription, et se réfèrent pour cette raison à l’œuvre éponyme (1968) de Cy Twombly, chez qui la thématique du voile apparait également, la même année, dans Veil of Orpheus. Le voile dont il est question ici est aussi celui au travers duquel Cy Twombly laisse souvent appréhender ses toiles en les recouvrant d’une couche claire qui en estompe les contrastes, en référence au velo italien, inventé par Vinci pour appréhender la perspective, et à travers duquel Pintscher nous fait aussi volontiers appréhender les détails de son écriture, au moyen de modes de jeu partiellement bruiteux ou de cordes préparées. Le compositeur établit un parallèle entre archet et pinceau, soumis tous deux à des mouvements subtils et à des pressions variables selon la densité escomptée. Dans Study III for “Treatise on the Veil” (2007) par exemple, les deux cordes sont préparées par adjonction d’un morceau de papier produisant des sons distordus, chargés d’harmoniques aigus, et en effet « voilés » (verhangen) par un halo quasi électronique. En outre, deux sortes de sourdine, dont celle en métal, sont utilisées, et le mode privilégié de contact entre l’archet et la corde est leflautando, produit par un mouvement lent avec peu de poids. De ce point de vue, le duo pour alto et violoncelle Janusgesicht (2001) préfigure clairement cette écriture du voile appliquée aux cordes, riche de très nombreux micro-détails, tandis que*En sourdine* (2002) pour violon et orchestre laisse apparaître dans le dessin de la partie soliste le modèle implicite de la ligne calligraphique.
La référence à Anselm Kierfer est directe dans Chute d’étoiles (2012), dont le titre est la traduction exacte de Sternenfall, qui avait été créé en 2007 au Grand Palais pour la Monumenta 2007. On peut supposer que l’influence de cet artiste réside notamment dans la place que prend chez lui le rapport de la matière et de la couleur, la seconde émanant de la première. Outre le mythe d’Osiris – le dieu tué par son violent frère Seth, qui répand ses morceaux dans tout le pays, lesquels seront patiemment rassemblés par Isis, permettant ainsi sa résurrection –, c’est son traitement par Beuys dans Osiris (1970/79) qui intéresse le compositeur dans l’étude pour orchestre Towards Osiris. Alors que Beuys applique des morceaux de tissus sur un toile brute, Pintscher expose un son en tant qu’unité organique, le décompose en éléments distincts qu’il nous laisse observer et le reconstruit, lui communicant par cette opération de nouvelles qualités sonores.
Pintscher est très sensible à l’art de Barnett Newman, auquel il emprunte le titre du cycle Profiles of light qui réunit piano et violoncelle, et celui de chacune des ses pièces consititutives, Now I, Now II, et Uriel. Le compositeur retient de son observation des plasticiens une certaine communauté d’objectifs en dépit de moyens spécifiques à chaque art, et notamment l’idée d’une écriture en strates. Il ne s’agit pas là seulement, ou pas même nécessairement, du principe technique de superposition de strates, comme par exemple chez Rothko, mais de l’idée selon laquelle « toute grande œuvre d’art, qu’il s’agisse d’architecture, de peinture, de sculpture, poésie, roman, musique, etc., a une qualité, qui est ne pas asséner un message complètement formulé à son public »10. Cette qualité tient à la formulation ouverte et stratifiée du sens, offrant au récepteur un espace qu’il pourra investir.
Uriel, l’ange lumière, mais aussi celui qui a chassé Adam et Ève de l’Eden. Pour Newman, Uriel porte le nom de Da Costa, philosophe portugais du XVIIe siècle, chrétien converti au judaïsme, mais critiquant finalement les deux religions et en appelant à une religion plus rationnelle, et donc finalement exclu. À son climax, la pièce de Pintscher est déchirée par un geste qui rappelle directement les « zip » du peintre. Là aussi, le sens est stratifié, l’une de ses strates concernant la religion, ou plus généralement la dimension spirituelle de l’art, qui s’est progressivment affirmée chez lui.
Du spirituel dans l’art
« Je suis juif, et depuis que je vis à New York, la conscience de ma judaïcité a resurgi. Un peu avant mes trente ans, j’avais déjà commencé à étudier la Torah et le Halakha, mais je n’avais vécu ma religion ni en Angleterre ni en Allemagne. Quand je vivais à Francfort, la synagogue était super-orthodoxe, fréquentée par des personnes âgées, russes et d’Europe de l’Est, il n’y avait aucune joie. Enfant, j’apprenais l’hébreu mais je détestais ça, parce que je me sentais contraint. »11 Sa proximité avec la langue resurgira lors de la période passée en Israël, dans un kibbutz. Matthias Pintscher se définit comme une « personne spirituelle » et non religieuse, cette spiritualité étant directement liée à une réflexion sur sa propre pratique artistique, à l’idée du questionnement, une façon de scruter un héritage pour mieux se focaliser sur l’aujourd’hui, sur l’instant. La Torah, la Mishna et le Talmud constituent aussi, d’une certaine façon, des strates de sens.
L’attrait du compositeur pour la langue hébreue tient notamment à son pouvoir signifiant condensé, potentiellement polysémique dans la mesure où son sens est donné par le contexte. Dans le cycle Shir hashirim, cette langue fonctionne comme un prisme, et les points de vue narratifs sont fluctuants. La poésie du Cantique des Cantiques, réservoir d’émotions, sollicite les sens, et présente en outre une tendance – un atout dans l’optique du compositeur – à ce que la perspective narrative soit parfois ambiguë, et qu’il n’y soit pas évident de savoir qui parle. Écrit pour chœur mixte a cappella, She-Cholat Ahavah Ani12 (2008) repose sur le cinquième des chants de Salomon, dont le compositeur exploite les seize versets, couvre une palette émotionnelle allant du désespoir à ravissement extatique et fait alterner, selon ce principe de perspective changeante, la parole de l’homme, de la femme et des filles de Jérusalem. L’éventail des textures mises en œuvre est large (monodie, polyphonie verticale et contrapuntique, hétérophonie, champs harmoniques statiques), enrichi par le recours occasionnel aux principes antiphonique et responsorial, à une voix soliste lorsqu’est chanté le verset incluant le titre, et par un chant détimbré quasi parlando lorsqu’il s’agit de se concentrer sur la musique du mot. On peut présumer que la forte tendance à la polarisation harmonique – en l’occurrence sur le couple de notes ré/mi bémol, vise un style vocal proche de la cantillation. Le baryton soliste dans Songs from Solomon’s garden (2009) apparaît comme un personnage qui dialoguerait avec un autre, figuré par l’orchestre de chambre, et des doublures occasionnelles laissent supposer des moments d’accord dans ce dialogue. La mélodie vocale est claire, d’abord centrée sur un ambitus restreint, et l’orchestre se fait englobant, comme pour étendre le champ de ses résonances. Le discours se concentre sur le chant, pour lequel le compositeur s’est souvenu, tout en gardant ses distances avec elle, de la cantillation du rabbin Moshe Weisblum. Sur le plan formel, la priorité donnée à la courbe mélodique résulte en une large trajectoire expressive. Étonnament, Pintscher reviendra avec Shirim (2016-17), également pour baryton et orchestre, au chapitre 2 du Shir ashirim .
Avec Bereshit (2012), le compositeur se tourne vers l’Ancien Testament et la Genèse. Il s’agit pour lui de trouver une écriture musicale du néant, de l’obscurité, de ce qui est à naître et n’est pas structuré, mais aussi de l’état de stase de l’éternité. Articuler le néant, susciter une écoute, donner à percevoir la complexification d’un discours tout en passant par des étapes de chaos, voilà de nouveau une façon d’articuler une dramaturgie musicale à la fois autosuffisante et programmatique. Les moyens musicaux mis en œuvre n’excluent pas les associtations conventionnelles (un grave indistinct pour le chaos initial), mais la progressive fibrisation de la texture est réalisée de façon particulièrement efficace, ainsi que la figuration rythmique produisant l’agitation et l’accélération progressives du mouvement.
Bien que Mar’eh (2011, rév. 2015) ne se rapporte à aucun texte biblique, l’accent mis sur la ligne mélodique dans le cycle Shir ashirim y est de nouveau un enjeu important, le compositeur ayant précisément tenu à y composer pour le violon soliste « un chant, une ligne » et ayant pour la première fois « voulu d’un chemin, qui commence en un point A pour aller vers un point B, […] un plain-chant qui se déroule et se déploie, comme la trajectoire du soleil de son lever à son coucher. »13 Implicant de nouveau une configuration concertante, Un despertar (2017) laisse le violoncelle soliste s’exprimer dans un registre sombre qui tend à corroborer, dans ce contexte, la bivalence instrumentale et vocale du soliste. Le vieil homme qu’incarne cette partie de violoncelle est celui du poème éponyme d’Octavio Paz, dont le titre (« Un éveil »), semble prendre pour le compositeur la résonance spirituelle d’un éveil à la connaissance et à la conscience de soi.
Texture et surface
Concurremment à la série d’œuvres mettant en avant une expression poétique spirituelle, implicant pour cette raison un recentrement sur la mélodie, sur l’énonciation et le lyrisme, Matthias Pintcher développe pendant la même période des œuvres qui pourraient en apparaître, sinon comme l’anthithèse dialectique, tout du moins une recherche parallèle, focalisée sur la texture et sa projection dans l’espace. Nombre de pièces sont ainsi caractérisées par un appronfondissement du travail sur la perspective, cette dernière étant largement conditionnée par les textures elles-mêmes, ainsi que par leur alliage et leurs interactions. Ces pièces évoquent parfois les sonorités électroniques, synthétiques ou issues d’un traitement, quand elles n’intègrent pas directement l’électronique. C’est le cas notamment dans Verzeichnete Spur (2005), où l’électronique en temps réel n’exlut aucunement un traitement instrumental tendant à estomper la lisibilité des sources, comme le suggère par exemple, à la mesure 52, l’indication « molto irreale, sintetico ». Assez radicale car toute en demi-teinte et concentrée sur la qualité du timbre diffracté, cette pièce recourt notamment à la scordatura des cordes graves et de la harpe, à la préparation des cordes du violoncelle ainsi qu’à l’utilisation d’une brosse sur les cordes du piano, tandis que les percussions apportent de nombreuses sonorités résonantes, le traitement électronique étant plutôt dévolu à la réverbération. Le triptyque Sonic eclipse (2009-2010), qui se dessine sur un arrière-plan cosmologique, coïncide avec un regain d’intérêt du compositeur pour les cuivres, auxquels il n’avait jusque là pas octroyé d’exposition soliste. Traitée de façon plutôt idiomatique, la trompette soliste de Celestial object I (2009) évolue dans un environnement acoustique sophistiqué, dont l’efficacité, étant donné l’économie des moyens mis en jeu, rappelle celle d’un Peter Eötvös. Elle rejoint le cor, soliste de Celestial object II, dans Occultation, où une scénographie musicale latente résulte du jeu sur le recouvrement, sur l’éclipse. Soumis à leur idiomatisme respectif, les deux intruments ne se retrouveront qu’au cours d’un bref instant de mimétisme mutuel. Curieusement, Osiris (2007) semble aller à l’encontre de cette tendance, privilégiant au sein d’une grande variété de textures et d’ambiances présentées comme autant de vignettes, les matières plus pleines, parfois magmatiques. Des accès de lyrisme presque postromantique confié aux cordes, ainsi que le recours généreux aux cuivres peuvent s’expliquer par l’origine de la commande, à savoir le Chicago Symphony Orchestra et le chef qui dirigeait la création, Pierre Boulez, dont l’influence, qui se manifeste dans bien d’autres pièces, apparaît ici notamment dans des mixtures de vents qui semblent faire écho à l’électronique de Répons.
Questions de langage
La production musicale de Matthias Pintscher n’est pas marquée par d’abupts changements de cap esthétique, manifestant plutôt une évolution fluide, faite d’ajustements, d’apports, et de simplifications. Comme le souligne lui-même le compositeur, déterminer ce qui est essentiel est un long processus, et est rarement l’apanage des jeunes compositeurs. C’est pourquoi ses œuvres de jeunesse et de première maturité se caractérisent, sinon par un trop plein, en tout cas par une forte densité de matériau ayant pour corollaire la tension expressive qui a été commentée plus haut. Les opéras sont dramatiques, empreints de désespoir, de suicide et de catastrophe, dont il estime a posteriori que ce type d’état d’esprit « est plus facile à exprimer que la légèreté. »14 Ce long processus de raffinement vise un état de transparence auquel il a été fait référence précédemment sous le vocable de « perspective ». La sortie progressive d’un certain expressionnisme est donc chez Pintscher le fruit d’un changement d’état d’esprit, mais il ne peut être dissocié du processus de perfectionnement des moyens techniques de l’écriture.
Ainsi, bien que le compositeur n’ait jamais ressenti le besoin d’élaborer un système d’organisation des hauteurs et n’ait jamais recouru à une technique sérielle, il privilégie d’abord une modalité composite susceptible de produire un langage dont la coloration chromatique est modulable. Il s’en est écarté au cours des années 90 pour procéder par séquences harmoniques plus clairement polarisées. De façon significative, l’une de ces polarités, le mi bémol, joue un rôle privilégié et récurrent dans les œuvres depuis On a clear day (2004) pour piano, qui représente pour le compositeur un certain moelleux, un confort acoustique mais également une ligne d’horizon, une ligne de fuite vers le large. L’abandon d’une pensée modale ou pseudo-modale peut sans doute s’expliquer également par l’acquisition d’une maîtrise de plus en plus fine de l’orchestration qui, opérant dans le sens d’une dissolution de la compacité du son, agit conjointement sur l’élargissement du mouvement harmonique, sur sa clarification et sa tendance plus radiante. Cette orchestration plus texturale semble avoir éloigné le compositeur de la pensée par intervalles et des mécanismes de tension et résolution. Il est difficile de ne pas voir dans cette évolution un lien avec l’expérience du Pinscher chef d’orchestre. L’influence de Debussy, davantage encore de Ravel, chez qui il admire le fait que l’on entende tout ce qui figure dans la partition, l’amène à éviter les textures trop denses où se produisent des effets de masque.
Forme, processus et dynamique dramaturgique sont liés chez Pintscher. Le drame se construit par modulation de la densité, de la complexité et de l’ouverture du champ sonore. Les processus sont appréhendés en termes énergétiques, la dynamique étant provoquée par l’interaction d’objets – motif, harmonie, figure rythmique, combinaison de timbres – en fonction de leur potentiel énergétique et selon des catégories simples telles que fusion, imbrication, opposition, changement de plan. Le compositeur dit créer ainsi « un répertoire de gestes ou de voix »15 qui permet à la forme de se dessiner par étapes.
Ligne de partage
Les trois pôles de son activité musicale – composition, direction et enseignement à la Juilliard School à New York depuis 2014 –, auxquels on peut ajouter l’activité de curation et de programmation, révèlent chez Matthias Pintscher un artiste soucieux de transmission et de partage. Sa reconnaissance ainsi que son assise institutionnelle l’amènent à prendre part à des choix de programmation et à susciter des commandes, comme il l’avait fait de façon particulièrement intéressante en 2017 pour le projet Genesis, en proposant à sept compositeurs d’écrire une pièce d’une dizaine de minutes pour chaque jour de la Création.
Chacune de ces activités recquérant son propre type de disponibilité et sa propre temporalité, leur interaction comme leur ligne de partage jouent un rôle déterminant pour le profil d’un musicien. Chez un compositeur chef d’orchestre, le travail d’écriture est souvent saisonnier, voire fragmenté. Plus risquée que la musicologie rétrospective qui s’évertue à voir dans la musique actuelle du compositeur le résultat d’un processus évolutif, celle, prospective, qui viserait à anticiper les lendemains musicaux de Matthias Pintscher devrait saisir, outre des indices qui laissent entrevoir, peut-être, le retour du compositeur au piano, un attrait conforté pour l’écriture vocale, ou encore la tentation d’une exploration de la microtonalité, l’influence directe que peuvent avoir les modalités même du travail créatif sur la nature des œuvres en devenir.
- Matthias Pintscher, entretien inédit avec Pierre Rigaudière, le 13 mars 2018.
- Matthias Pintscher, entretien avec Pierre Rigaudière (le 3 février 2014), Diapason No 624, mai 2014.
- Matthias Pintscher, entretien inédit avec Pierre Rigaudière, le 13 mars 2018.
- Ibid.
- Matthias Pintscher, entretien filmé avec Mark Mandarano : https://www.youtube.com/watch?v=7J0XdQBLVs0
- Tempo sereinement fluide et très flexible.
- Matthias Pintscher, notice de presse rédigée en 1998.
- Contemplation d’une sculpture de Joseph Beuys.
- Extrait d’une note d’intention rédigée à l’occasion d’un concert de la série « Leading European Composers », The Phillips Collection, Washington D.C., le jeudi 13 décembre 2012.
- Matthias Pintscher, entretien indédit avec Pierre Rigaudière, le 3 février 2014.
- Ibid.
- Le titre signifie « Mort d’amour pour toi ».
- Matthias Pintscher, entretien avec Jéremie Szpirglas, Accents, magazine en ligne, le 25 février 2016. (http://www.accentsonline.fr/2016/02/25/mareh-entretien-avec-matthias-pintscher-compositeur/)
- Matthias Pintscher, entretien inédit avec Pierre Rigaudière, le 13 mars 2018.
- Matthias Pintscher, entretien avec Arnaud Merlin, dans Le portrait contemporain, France Musique, le 15 mars 2017.