biography of Alberto Evaristo Ginastera
Mis à jour le 19 janvier 2012

Alberto Evaristo Ginastera

Compositeur argentin né le 11 avril 1916 à Buenos Aires, mort le 25 juin 1983 à Genève.

Parcours de l'œuvre de Alberto Evaristo Ginastera

par Esteban Buch

Un motif élémentaire en 6/8 à forte résonance percussive, décliné en harmonies dissonantes, tempi rapides et timbres proliférants, parcourt l’œuvre de Ginastera comme une sorte de signature sonore. Travaillé de multiples manières, parfois inclus dans des configurations polyrythmiques, il est pourtant identifiable dès ses premières œuvres, comme les Danzas Argentinas op. 2 de 1937 ou le Malambo op. 7 pour piano de 1940. Ce dernier titre évoque une danse masculine des pampas, connue des folkloristes depuis la fin du dix-neuvième siècle, et répertoriée dans les années 1920 par le père de l’ethnomusicologie argentine, Carlos Vega ; entre les mains de Ginastera, elle devient le matériau d’une vigoureuse toccata polytonale, où la simplicité mélodique renforce la perception des chocs harmoniques. L’année suivante, Ginastera utilise une cellule de ce genre comme leitmotiv de son ballet Estancia, dont le numéro final s’appelle d’ailleurs, à nouveau, Malambo ; l’harmonie moins dissonante concourt ici à l’impact d’une orchestration brillante, avec force vents et percussions. En 1952, dans le presto misterioso de la Sonate pour piano, un thème atonal de structure rythmique comparable, quoique d’allure moins percussive, est traité selon la technique dodécaphonique, que le compositeur utilisera plus tard de manière systématique dans son Quatuor à cordes n° 2, créé en 1958. En 1967, dans l’opéra Bomarzo, Ginastera élabore un motif rapide en 6/8 dans une danse vigoureuse qui cette fois s’intitule non pas malambo mais saltarello, comme il sied à l’Italie de la Renaissance où se déploie le long cauchemar du protagoniste, un bossu tourmenté par l’impuissance et la peur de la mort. Et c’est encore un rythme obsessionnel au même air de famille qui caractérise le finale du Premier concerto pour piano, le morceau qu’en 1973 le groupe de rock Emerson, Lake & Palmer réélabore à l’aide de ses synthétiseurs et de sa batterie, le livrant avec bonheur à cette industrie culturelle que Ginastera, pourtant, dénonçait depuis l’époque de gloire des Beatles.

D’une certaine manière, le parcours de ce motif rejoint celui de tensions constitutives de l’identité culturelle argentine et latino-américaine pendant une bonne partie du vingtième siècle. En effet, la musique de Ginastera se situe à la croisée des deux principaux courants idéologiques qui y ont animé l’histoire des arts : le nationalisme d’une part, le modernisme de l’autre. Après Heitor Villa-Lobos au Brésil et Carlos Chávez au Mexique, elle peut s’entendre comme une synthèse de ces polarités souvent tenues pour contradictoires, le tout cimenté par un savoir-faire technique que même les adversaires les plus résolus du compositeur n’ont jamais contesté.

Par ailleurs, dans la perspective de l’histoire musicale de l’Argentine, la trajectoire de Ginastera peut également s’inscrire entre deux références polaires : d’une part l’avant-gardiste Juan-Carlos Paz (1897-1972), le pionnier local du dodécaphonisme avec qui Ginastera entretint des rapports difficiles, tout en utilisant lui-même des procédés sériels à partir des années cinquante ; et d’autre part Astor Piazzolla (1921-1992), le rénovateur du tango qui fut son élève à partir de 1941, et dont il partageait l’intérêt pour les musiques populaires. Et ce, bien qu’il soit lui-même resté résolument ancré dans la musique savante, et qu’il ait toujours préféré au tango, musique urbaine de Buenos Aires, les sources folkloriques liées à l’Argentine rurale, qu’il n’aura à vrai dire que peu connu de première main.

Sur le plan des institutions, enfin, disons que sa trajectoire commence comme élève du conservatoire fondé par le père du nationalisme musical argentin, Alberto Williams (1862-1949) – un homme formé à Paris avec César Franck –, et culmine dans les années soixante comme directeur de ce CLAEM, où, avec le soutien de la Fondation Rockefeller, les jeunes compositeurs d’Amérique latine rencontrent Copland, Messiaen, Nono, Xenakis, Cage et autres figures internationales de la musique contemporaine.

Lors de conversations en 1967 avec sa biographe Pola Suárez Urtubey, Ginastera a lui-même avancé deux clés pour interpréter son parcours, qui serviront longtemps de repère aux musicologues. D’une part il attribue une influence décisive, quasiment le rôle d’une révélation, à l’écoute de l’Allegro barbaro de Béla Bartók joué par Arthur Rubinstein, et reprend à son compte la notion de « folklore imaginaire » que le critique Serge Moreux avait appliqué au compositeur hongrois. D’autre part, il propose de scinder sa production en trois étapes, respectivement le « nationalisme objectif » de ses débuts, le « nationalisme subjectif » inauguré selon lui en 1947 par la Pampeana n° 1 op. 16 pour violon et piano, et le « néo-expressionnisme », qu’il associe à toute sa production à partir du Quatuor n° 2 de 1958.

La première remarque, qui renvoie à l’esthétique dominante de l’entre-deux-guerres, rappelle le penchant de Ginastera pour le registre tellurique des grands climax additifs inauguré par le Sacre de Stravinsky, lequel fonde chez lui toute une série d’images de la communauté primitive, de la « Danse des guerriers » de Panambí op. 1 au « Chant pour le départ des guerriers » de la Cantata para América Mágica et au-delà. Dans cette perspective, l’expression spontanée du peuple devient, grâce à son élaboration subjective par le compositeur nourri des sources sonores de sa nation, un instrument pour représenter la subjectivité contemporaine elle-même. Il est toutefois paradoxal que celle-ci soit caractérisée, toujours selon le compositeur, par l’angoisse névrotique et la pulsion de mort, omniprésentes dans l’opéra Bomarzo de 1967. En tout cas c’est là une énergie disruptive que ne compense pas vraiment le recours rituel au christianisme, dont les marques traversent sa carrière depuis le Salmo CL de 1938 jusqu’à Iubilum de 1980, en passant par les Lamentations du Prophète Jérémie op. 14, de 1946. Sur cette voie, le matériau de Ginastera se détache peu à peu des figurations primitivistes pour configurer un univers expressif complexe, nourri de multiples gestes de la musique contemporaine.

Cela étant, l’idée du passage d’un nationalisme objectif à un nationalisme subjectif semble recouvrir, voire occulter, ce qui est en réalité une palette de conventions différenciées pour manier les symboles sonores du collectif. Ginastera semble avoir eu un flair particulier pour saisir les évolutions internationales des images du nationalisme, et cela constitue sans doute une clé de son succès. La thématique patriotique et le langage rugueux de ses premiers triomphes correspondent à cette synthèse du nationalisme et du modernisme que l’on trouve à la même époque dans Rodeo (1942) et autres chevaux de bataille (c’est le cas de le dire) de son mentor Copland. Estancia jouit en Argentine d’un statut canonique qui s’explique peut-être par la « bonne distance » que cette musique entretient vis-à-vis du paradigme ethnographique, à l’heure de dépeindre le cycle quotidien des labeurs dans ces fermes de la pampa qui avaient fait la richesse de l’élite traditionnelle du pays. Composée en 1941 suite à une commande de Lincoln Kirstein pour la troupe de George Balanchine (qui toutefois ne la produira jamais), cette œuvre créée en 1943 à Buenos Aires dans sa version pour orchestre, puis en 1952 en tant qu’œuvre scénique, atteindra le temps passant un statut quasi officiel, encore réactivé en 2010 lors du Bicentenaire de l’Argentine.

Cette manière de cultiver l’image sonore de la nation, qui s’exprime encore dans la série des Pampeanas, n’est nullement incompatible avec un credo panaméricaniste, qu’illustrent surtout les Doce Preludios Americanos pour piano de 1944. En pleine Seconde Guerre mondiale, alors que le compositeur frappe à la porte d’un réseau institutionnel contrôlé par les États-Unis, cette œuvre a valeur de manifeste. Les titres de ces douze morceaux très brefs combinent des allusions à des genres folkloriques (Danza Criolla, Vidala), des procédés techniques caractéristiques (Sobre los acentos, En el primer modo menor pentatónico), enfindes compositeurs emblématiques du continent (García Morillo, Castro, Copland et Villa-Lobos). Seize ans plus tard, l’unité du continent est à nouveau suggérée dans Cantata para América Mágica, une œuvre pour soprano, deux pianos et un large orchestre de percussions, au texte confectionné par sa première femme Mercedes de Toro sur la base de récits des peuples originaires. Les micro-intervalles et l’atonalisme de la ligne vocale, la richesse timbrale de cinquante-trois instruments de percussion (dont beaucoup d’origine indigène), exploitée en valeurs rythmiques irrationnelles, contribuent à une puissante représentation de l’élément « magique » de l’histoire des Amériques, que dans ses déclarations le compositeur opposera à la culture chrétienne des conquistadores. Vingt ans plus tard, c’est la polarité idéologique entre ces deux éléments expressifs – un thème « quechua » pentatonique, un thème inspiré d’un chant grégorien – qui organise Iubilum op. 51, célébration du quatrième centenaire de la fondation de Buenos Aires par les Espagnols en 1580.

En attendant, au début des années soixante, alors même que sous l’emprise de la Guerre Froide les intellectuels de gauche redécouvrent les attraits du nationalisme, Ginastera s’oriente vers des thématiques qu’il veut « universelles », en l’occurrence ceux d’opéras situés dans l’Espagne du Moyen-Age ou dans l’Italie de la Renaissance. « Je vois Bomarzo comme un homme de notre temps », dit le compositeur en 1967 pendant le scandale déclenché par la censure de son deuxième opéra par le général Onganía qui, en accord avec l’archevêque de Buenos Aires, se déclare outré par « le sexe, la violence et l’hallucination » qu’il imagine mis en scène. Ginastera a beau expliquer qu’il s’agit en réalité d’une fable morale sur les dérives de l’individualisme contemporain, l’œuvre ne pourra être donnée au Teatro Colón qu’en 1972, après la chute du dictateur. Cet épisode malheureux, appelé The Bomarzo Affair par l’ambassadeur américain de l’époque, a toutefois pour Ginastera un bénéfice secondaire imprévu, celui de l’installer dans la mémoire historique comme un opposant aux dictatures militaires, dont en réalité il n’aura pas refusé les honneurs, notamment après le coup d’Etat de 1976.

Pendant les dernières années avant sa mort en 1983, vécues à Genève aux côtés d’Aurora Nátola, son œuvre déploie une sorte d’œcuménisme apaisé, qui inclut autant les clusters dont il pétrit les lettres de Kafka à Milena Jesenska, que les fossiles grégoriens mobilisés pour une Passion qu’il avait, d’ailleurs, voulue en latin pour contrer les dérives populistes de Vatican II. Certains passages particulièrement émouvants de son Troisième quatuor à cordes op. 40 avec soprano (1973), où il met en musique des poèmes de Juan Ramón Jiménez, Rafael Alberti et Federico García Lorca, rappellent que Ginastera savait aussi desserrer l’étau de ses obsessions rythmiques ou percussives, et s’abandonner dans sa musique à un lyrisme qui, sur un registre certes mineur, traverse lui aussi toute son œuvre. Ses œuvres pour violoncelle, en particulier, sont empreintes d’une sensualité déjà perceptible dans sa Pampeana n° 2 de 1950, qui devient explicite dans le premier mouvement du Deuxième concerto de 1980, orné de cette citation en français : « Aurore, je viens à toi avec ce chant né de la brume ».

Au fil des années, Ginastera, qui n’avait pas le tempérament d’un révolutionnaire, a progressivement incorporé à son langage musical toute une palette de ressources propres à la musique contemporaine d’avant-garde, comme l’écriture atonale et dodécaphonique, les procédés sériels, les micro-intervalles, les graphies non conventionnelles et les techniques aléatoires. Dans ses œuvres de la maturité, tout cela coexiste avec un tronc de ressources formelles et expressives issu du répertoire classique et de sa formation post-stravinskienne, ainsi qu’avec ces sources indigènes avec lesquelles il tenait alors spécialement à renouer. Des grandes nouveautés de son époque, seules semblent être restées complètement étrangères à son univers expressif l’électronique, qu’il avait pourtant accueillie au CLAEM en la personne du compositeur Francisco Kröpfl, et le théâtre musical de Mauricio Kagel, cet autre compatriote qu’il visait peut-être indirectement en conspuant les « anti-opéras » et l’« anarchie dadaïste », pour mieux mettre en avant les principes d’ordre et de construction. En matière d’opéra, son idéal était une sorte de synthèse de Rigoletto de Verdi et de Wozzeck de Berg, dont les schémas dramaturgiques inspirent ses œuvres scéniques, quitte à apparaître comme le défenseur d’une approche traditionnaliste du genre – et ce bien qu’une mise en scène inventive, comme celle de Beatrix Cenci proposée en 2000 à Genève par Francisco Negrín et Gisela Ben-Dor, puisse leur insuffler à l’occasion une modernité insoupçonnée. Soit, en somme, une esthétique qui vaut jusqu’à ce jour à Ginastera le reproche récurrent d’éclectisme de la part des tenants de l’avant-garde, quitte à ce que tout le monde lui reconnaisse une puissance expressive hors du commun, et un savoir-faire couvrant toute l’histoire de la musique savante occidentale.

© Ircam-Centre Pompidou, 2012


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