Vous l’affichez d’emblĂ©e : dans Capriccio ostico, l’objectif est de mettre les instrumentistes dans un certain Ă©tat d’inconfort. D’oĂą vous vient cette idĂ©e ?

C’est sans doute un peu provocateur de ma part, mais l’idĂ©e est de travailler avec une matière qui rĂ©siste. De ne pas laisser le musicien s’installer dans une forme de plaisir ou de confort â€“souvent liĂ© Ă  une forme de virtuositĂ© que l’auditeur peut apprĂ©cier, au sens spectaculaire du terme. Parce que la recherche d’une musique « bien Â» Ă©crite, qui semble couler de source, et met l’interprète Ă  son aise, donne certes des rĂ©sultats très brillants, mais limite dans le mĂŞme temps la libertĂ© du compositeur. Celui-ci est alors contraint Ă  une approche pragmatique de l’instrument. Il est arrivĂ©, dans l’histoire de la musique, que des compositeurs ne tiennent pas compte des possibilitĂ©s instrumentales : Beethoven par exemple, ou Schubert, dont l’écriture pianistique est souvent ingrate, ou encore Schumann, qui nourrissait une vision pour le moins utopiste de la virtuositĂ© et de l’écriture, notamment contrapuntique (avec ces voix fantĂ´mes).

La première pièce pour laquelle je me suis posĂ© consciemment le problème, c’est Studio di disabitudine pour piano (1998-1999), que l’on pourrait traduire par « Ă‰tude de dĂ©shabituation Â». J’y impose par exemple au pianiste des croisements de main ou des doigtĂ©s antinaturels, ce qui provoque des gestes très théâtraux, comme de gigantesques sauts et croisements de main.

Toutefois, je crois que le germe de cette problĂ©matique se trouvait dĂ©jĂ , de manière souterraine, dans mes partitions antĂ©rieures. Car si mon Ă©criture instrumentale peut paraĂ®tre assez simple â€“ les partitions sont assez claires, et portent peu d’informations â€“, j’ai toujours Ă©tĂ© Ă©tonnĂ© d’entendre les musiciens me dire que rien, jamais, n’y pouvait ĂŞtre nĂ©gligĂ© : tout est important, et l’interprète est toujours en tension. Ainsi l’écriture devient-elle assez complexe, malgrĂ© le peu d’élĂ©ments Ă  jouer. En somme, c’est exactement l’objectif d’un Brian Ferneyhough avec son hypercomplexitĂ© : mettre le musicien en tension pour dĂ©velopper une surexcitation intellectuelle. Nous n’abordons pas la chose selon le mĂŞme angle, mais nous mettons tous deux les musiciens dans un Ă©tat second : lui, par un degrĂ© d’expressivitĂ© exacerbĂ©, moi en installant une forme de malaise.

Qu’est-ce qui vous a poussĂ© Ă  faire passer cette prĂ©occupation au premier plan ?

Tout simplement parce que je la pense Ă  prĂ©sent d’un point de vue esthĂ©tique. Se trouver face Ă  un obstacle n’est pas un problème en soi : c’est au contraire l’occasion d’ouvrir d’autres portes, par des voies dĂ©tournĂ©es, d’accĂ©der Ă  un Ă©tat diffĂ©rent et de se dĂ©couvrir des moyens insoupçonnĂ©s. Une Ă©criture qui rĂ©siste Ă  l’interprète suppose une conscience aiguĂ« des problĂ©matiques d’exĂ©cution de la part du compositeur, et c’est très stimulant. Le dĂ©fi posĂ© par l’obstacle devient une source d’inspiration. Ainsi ce qui pouvait apparaĂ®tre au dĂ©part comme un geste relevant du théâtral (aborder la virtuositĂ© d’une autre façon) est devenu un système de contrĂ´le et de gĂ©nĂ©ration d’idĂ©es musicales. En l’occurrence, l’inconfort imposĂ© aux musiciens crĂ©e un environnement pour le contenu musical dĂ©veloppĂ©, pour plonger le discours dans un cadre autre. Car je dĂ©fends aussi l’idĂ©e qu’une pièce de musique n’est pas un moment dĂ©coupĂ© dans le temps et l’espace, c’est un moment conditionnĂ© par un Ă©tat particulier de tension crĂ©Ă© par le dispositif mis en place par le compositeur, au sein duquel le discours musical se dĂ©veloppe, vĂ©hiculant ses idĂ©es, son imaginaire, son pouvoir Ă©vocateur.

Cette recherche de l’inconfort serait donc comme une « scĂ©nographie Â» musicale mise en place par le compositeur : comment s’exprime-t-elle ?

Je peux vous donner un exemple très simple : j’adore les harmoniques artificielles de quinte ou de tierce majeure. Mais tout instrumentiste Ă  cordes vous dira que les harmoniques artificielles les plus aisĂ©es Ă  obtenir sont celles de quarte : elles sonnent presque « toutes seules Â». Mais quand j’essaie de structurer un passage avec des harmoniques artificielles, de tierce majeure, de quarte ou de quinte, je peux offrir d’autres horizons Ă  la texture harmonique. En alternant diffĂ©rents types de ces harmoniques artificielles, je peux dĂ©jĂ  crĂ©er un petit contrepoint (chacune ne projette pas la note rĂ©sultante Ă  la mĂŞme tessiture). C’est un geste instrumental difficile Ă  gĂ©rer, physiquement et intellectuellement, mais susceptible de dĂ©doubler voire de tripler l’instrument.

Par ailleurs, en prolongeant une sĂ©rie d’harmoniques artificielles, tour Ă  tour en quinte, quarte ou tierce majeure, la probabilitĂ© pour que l’une d’elles ne sorte pas augmente â€“ exactement comme lorsqu’on rĂ©pète très rapidement une note au piano : parfois, l’échappement ne fonctionne pas. En Ă©crivant ces sĂ©ries, non seulement je suis conscient de cette Ă©ventualitĂ©, mais je l’exploite Ă  mon profit : si on Ă©coute l’action dans sa globalitĂ©, ces petits « accidents Â» confèrent une certaine « porositĂ© Â» Ă  la texture obtenue, sans mettre en danger la gestalt â€“comme les imperfections ou anfractuositĂ©s d’un rocher. Cette notion de porositĂ© du son me fascine : on bascule d’une musique focalisĂ©e sur la « note Â» â€“ qui est Ă  la base de la virtuositĂ© â€“vers le domaine du « timbre Â».

Dans cette recherche instrumentale, la recherche du mode de jeu occupe peu de place.

De moins en moins. Je suis convaincu que l’on peut toucher et transporter son public, que l’on peut susciter l’évasion (ce qui est selon moi le but de la musique), sans passer obligatoirement par la recherche d’un son inouï, souvent généré par une technique nouvelle. Au reste, ce son inouï s’use très rapidement puisqu’il suffit de l’avoir entendu une fois pour qu’il perde de sa fraîcheur.

S’exprimer dans un langage radical ne suffit pas pour transporter l’autre dans un ailleurs radicalement différent.

C’est très juste. VoilĂ  pourquoi, grâce Ă  mes expĂ©riences d’écriture et d’enseignement de la composition, j’en suis venu Ă  accepter des artistes qui ont un positionnement esthĂ©tique Ă  l’opposĂ© du mien, parce qu’ils sont capables de me porter dans cet ailleurs. Et c’est le sens de mon Capriccio ostico. On m’accuse parfois d’être un compositeur acadĂ©mique â€“ parce que tout est pensĂ© et notĂ© â€“ mais l’écriture est importante. Et la musique peut permettre l’évasion par bien d’autres moyens que les sons inouĂŻs. Par la forme par exemple. C’est mĂŞme fondamental, surtout si elle est un peu discontinue, non vide, semĂ©e d’obstacles pour l’auditeur, comme on peut construire un roman.

C’est d’ailleurs ce que j’ai fait dans mon Capriccio ostico : le « caprice Â» du titre se rapporte non seulement, de manière ironique, Ă  la virtuositĂ©,ou plutĂ´t Ă  la non-virtuositĂ©, Ă  la non-fluiditĂ© que j’y recherche, mais cela concerne aussi ses nombreux changements d’humeur, Ă  la manière d’une humoresque, ou d’une rhapsodie. C’est une pièce qui change souvent de rĂ©gime expressif, dont la forme avance par blocs. Des blocs parfois, concatĂ©nĂ©s, parfois juxtaposĂ©s â€“ et il faut faire un effort d’imagination pour deviner le lien manquant entre les blocs, ou pour reconstituer mentalement une forme fluide, en rĂ©arrangeant les blocs pour rĂ©unir certains Ă©lĂ©ments singuliers rĂ©currents. Il n’y a pas de trajectoire rectiligne. Je me permets de ne pas ĂŞtre cohĂ©rent dans le dĂ©veloppement de la pensĂ©e Ă©motionnelle. Mais si l’auditeur arrive Ă  garder le fil et Ă  rester attentif jusqu’au bout, il comprendra pourquoi.

Cette question de la forme m’amène d’ailleurs Ă  un sujet très important : je suis persuadĂ© que les plus belles musiques sont celles qui permettent de passer d’une Ă©coute strictement acoustique Ă  une Ă©coute linguistique, et vice versa. Ainsi, parfois, on Ă©coute plutĂ´t le dĂ©veloppement d’une structure et parfois, on se laisse transporter par le son â€“ chaque posture mĂŞlant perceptions instinctive et intellectuelle â€“ mais les grands compositeurs sont ceux qui sont capables de renverser le potentiel Ă©vocateur de chaque domaine, le linguistique nous transportant vers le sonore et vice versa. C’est le cas d’un Debussy, par exemple : une musique sur laquelle on peut facilement projeter de nombreuses images, mais une musique très construite, dont on peut Ă©galement apprĂ©cier la rationalitĂ© et l’efficacitĂ©. Toutefois, si l’on croit parfois en dĂ©tenir la clef, on bute toujours sur ce mystère qui unit les aspects linguistiques et acoustiques.

Ce principe de la « scĂ©nographie Â» fait penser Ă  celui des « filtres d’écoute Â» que vous dĂ©veloppez dans le cadre de votre travail avec l’informatique musicale. Des filtres d’écoute qui plonge l’auditeur dans un Ă©tat particulier. Est-ce la mĂŞme dĂ©marche ?

Tout Ă  fait. L’un et l’autre dĂ©coulent de ma conviction qu’il est impossible d’écouter une pièce de musique de façon « pure Â». Dans le dispositif du concert, les musiciens ont une idĂ©e sur l’interprĂ©tation de la pièce, les auditeurs ont leurs goĂ»ts, et leur Ă©tat de fatigue ou d’émotion joue Ă©galement sur leur Ă©coute. Cela Ă©tant posĂ©, le compositeur a lui aussi le droit d’imposer son filtre propre, ou de faire une sorte de mĂ©nage dans les filtres des autres â€“ Ă  l’instar du marionnettiste qui tire les fils de ses marionnettes (ici, les interprètes).

Propos recueillis par J.S.

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