###Commençons par le commencement : comment en ĂŞtes-vous venu au fado ?

J’ai commencĂ© Ă  Ă©couter le fado quand je suis venu en France, en 1993. Le fado Ă©tait Ă  cette Ă©poque-lĂ  assez mĂ©connu en Italie, oĂą on lui prĂ©fère sans doute la chanson napolitaine. Sans se ressembler rĂ©ellement, les deux relèvent d’un mĂŞme esprit d’expression populaire chantĂ©e et prĂ©sentent quelques similitudes : la qualitĂ© des textes, dont certains sont de grands auteurs (LuĂ­s de Camões par exemple, dans le cas du fado, Gabriele D’Annunzio et autres poètes italiens dans le cas de la chanson napolitaine), la sophistication des accompagnements de guitare… Le fado n’est en effet pas une musique « traditionnelle  Â» Ă  proprement parler, mais de la chanson, dont textes et musiques sont Ă©crits.

Selon moi, le fado est « supĂ©rieur Â» Ă  la chanson napolitaine, au sens qu’il exprime le destin, le sort, l’amour, de façon plus profonde et raffinĂ©e, bien que populaire : j’ai Ă©tĂ© sĂ©duit par cette manière de dire la passion, avec de la rage ou du transport. Le fado offre une vision certes un peu sombre de la vie, mais cette vision m’intĂ©ressait, de mĂŞme que ces belles mĂ©lodies, qui vĂ©hiculent tant de souffrance. Ce qui me fascinait plus encore, c’était l’utilisation de la guitare portugaise et son accompagnement Ă  la fois très direct et très distant, sublimĂ©. En soutenant et soulignant la voix chantĂ©e, cette guitare se charge des très fortes Ă©motions du texte et du chant pour les transformer en musique. Comme un filtre surpuissant.

Toutes ces raisons m’ont amenĂ© Ă  me lancer, en 2007, dans le projet de Com que voz â€” qui alterne chants fado, accompagnĂ©s par un ensemble instrumental d’écriture contemporaine, et un cycle pour baryton d’après LuĂ­s de Camões, d’une conception intĂ©gralement contemporaine celui-lĂ . Au cours du travail, j’avoue que mon enthousiasme s’est peu Ă  peu refroidi. Ă€ force de l’écouter et de l’analyser pour me l’approprier, la saveur du fado m’est devenue un peu trop roborative et j’ai commencĂ© Ă  comprendre les critiques que certains m’en faisaient : un discours un brin monotone, sans modulation ni grande fantaisie, qui ne pouvait pas ĂŞtre dĂ©passĂ©e par l’intĂ©gration au sein d’un tissu musical contemporain.

Le projet terminĂ©, je n’en ai plus Ă©coutĂ©. Jusqu’à ce que l’Ircam me propose de reprendre le collier, en 2014. J’ai trouvĂ© cette proposition un peu Ă©trange. Au cours des discussions, toutefois, j’ai pris en considĂ©ration l’éventualitĂ© d’en faire un vrai rĂ©cital de chansons, en s’abstrayant de la partie « contemporaine Â». Il s’agit en vĂ©ritĂ© de l’éliminer sans rĂ©ellement l’éliminer â€” en prĂ©servant une partie de son esprit. Revenir ainsi sur mes pas pour enlever la partie contemporaine, et m’obliger Ă  une plus grande fidĂ©litĂ© au fado, m’a permis de raviver mon affection pour cette musique. Dès lors qu’il s’agit de creuser, j’aime ! Un travail d’exploration est toujours un travail sans fin…

Fado Errático est donc une deuxième version de Com que voz ?

Non : c’est la troisième. La première version est celle qui a Ă©tĂ© crĂ©Ă©e Ă  Paris en 2008. J’ai ensuite fait une deuxième version Ă  Amsterdam en 2010, pour laquelle j’avais changĂ© l’ordre des pièces â€” je voulais sortir de l’alternance systĂ©matique entre les pièces de fado et les pièces contemporaines d’après Camões, et trouver une forme plus libre, plus rhapsodique. Aujourd’hui, cette dernière version ne comprend quasiment plus que du fado, avec seulement une Ă©vocation elliptique de l’autre cycle.

Fado erratico est donc la troisième version de ce travail. Avez-vous le sentiment qu’elle dĂ©lĂ©gitime les deux premières ?

Elle dĂ©lĂ©gitime la deuxième version, qui Ă©tait une tentative d’articuler les choses diffĂ©remment, mais qui se focalisait sur un faux problème. Aucune forme, autre que la première â€” qui alternait fado et contemporain â€” n’aurait bien fonctionnĂ©. La seule possibilitĂ© viable consiste en l’élimination du cycle contemporain, comme je le fais ici : sublimer le fado, en Ă©voquant indirectement (avec quelques touches du cycle Camões) son bagage littĂ©raire. Pour ce faire, il fallait remodeler le tout en une forme plus verticale qu’horizontale. La question est alors : comment rendre verticale une forme horizontale ?

C’est la deuxième fois que je me livre Ă  une expĂ©rience de ce genre. En 2003-04, j’ai Ă©crit In Dir puis Dir, respectivement pour six voix et six cordes. Le principe formel, au dĂ©part, Ă©tait d’alterner une pièce chantĂ©e et une pièce instrumentale, laquelle reprend en rĂ©alitĂ© la pièce chantĂ©e, en forme de commentaire : ce sont les mĂŞmes notes, sans les paroles, la pièce rĂ©orchestrĂ©e avec la palette timbrique des cordes. Ă€ partir de ces deux cycles, j’ai imaginĂ© une forme qui tuilerait la fin d’une pièce chantĂ©e au dĂ©but de la pièce instrumentale suivante, intĂ©grerait des passages de la pièce instrumentale au cĹ“ur mĂŞme de la pièce chantĂ©e, ou superposerait les deux.

En ce sens, Fado Errático ne dĂ©lĂ©gitime pas la première version de Com que voz, qui reste Ă  mon avis très intĂ©ressante â€” c’est aussi un voyage mental, comme dans un cycle de Lieder de Schubert, qui nous invente Ă  considĂ©rer les modes d’interactions des pièces entre elles : comment s’enchaĂ®nent-elles ? Comment se rĂ©pondent-elles ? Quand on regarde les choses en face, l’écoute est toujours verticale, quand bien mĂŞme la forme serait horizontale. Mais, dans une forme conçue comme verticale, l’écoute devient plus vertigineuse encore.

Comment vous ĂŞtes-vous appropriĂ© cette musique ?

J’ai relevĂ© le chant d’Amalia Rodrigues Ă  partir de ses enregistrements, comme une dictĂ©e musicale â€” un travail de philologie musicale, presque d’ethnomusicologie â€” sauf que le fado n’est pas une musique de tradition orale, ou du moins seulement en partie.

Après avoir soigneusement transcrit cette musique, j’ai rĂ©alisĂ© mon orchestration. DĂ©libĂ©rĂ©ment, je n’ai que très rarement fait violence au matĂ©riau, en le filtrant ou le distordant, prĂ©fĂ©rant utiliser ma palette de compositeur classique avec un large instrumentarium. L’ensemble est encadrĂ© par deux trios, qui sont comme deux pivots autour desquels s’agrègent les autres instruments : le premier composĂ© d’une guitare portugaise, une guitare et une contrebasse et le second, que j’appelle « trio hongrois Â», d’un cymbalum, un accordĂ©on et un alto. Imaginer des couleurs pour cette musique si riche en Ă©motions s’est avĂ©rĂ© un travail passionnant, comme de traduire chaque sentiment en couleurs musicales.

Certains parmi vos aĂ®nĂ©s se sont dĂ©jĂ  livrĂ©s Ă  des exercices approchants : BĂ©la BartĂłk, Luciano Berio, pour ne citer qu’eux. Dans quelle mesure votre dĂ©marche s’inscrit-elle dans l’hĂ©ritage de celles de ces aĂ®nĂ©s, et dans quelle mesure s’en Ă©carte-t-elle ?

BĂ©la BartĂłk est un de mes compositeurs favoris aujourd’hui, et c’est un hĂ©ritage dont je me rĂ©clame très consciemmen â€” ça n’a pas toujours Ă©tĂ© le cas : je ne le trouvais pas suffisamment sĂ©duisant, et ne comprenais pas son importance au regard de l’histoire de la musique. C’est l’un des rares Ă  avoir fait un travail d’ethnomusicologue et Ă  s’être inspirĂ© de ces sources sans les trahir, sans faire du « nĂ©o Â» ou imposer une vision « intellectualiste Â» Ă  une musique qui n’en a pas besoin. Il a su rester y fidèle, s’en inspirer, se l’approprier, la digĂ©rer pour Ă©crire ensuite. J’aime Ă©galement beaucoup LĂ©os Janacek et ce talent qu’il a de crĂ©er des phrasĂ©s et des prosodies, Ă  la fois minimalistes et complexes, en s’inspirant des rythmes et des inflexions de la langue tchèque.

Je m’inscris Ă©galement dans l’hĂ©ritage de Luciano Berio. Ses Folk Songs sont pour moi un modèle : je m’en suis dĂ©libĂ©rĂ©ment inspirĂ© pour Com que voz, avant mĂŞme de penser Ă  y ajouter le cycle Camões â€” lequel est venu plus tard, après discussion avec l’Ensemble Modern qui Ă©tait le commanditaire de l’œuvre.

L’autre modèle, c’était le Schubert’s Winterreise de Hans Zender : comment, avec tous les outils qu’il a Ă  sa disposition, le compositeur peut-il porter un regard interprĂ©tatif sur l’œuvre d’un autre ? Le travail d’orchestration de Zender est tout simplement magnifique : il ne se contente pas d’ajouter des couleurs orchestrales, mais analyse le cycle de 24 pièces â€” un peu comme Webern a pu le faire pour le Ricercar de L’Offrande Musicale de Bach, mais sur un cycle entier â€” et nous propose une grille de lecture diffĂ©rente d’une pièce existante.

Dans le cas présent, j’ai voulu, par un travail sur le timbre, apporter une vision du fado, susceptible de devenir assez moderne, en le transposant dans un autre contexte musical.

Comment avez-vous rencontrĂ© Cristina Branco ?

Quand j’ai commencĂ© Ă  Ă©couter du fado, dans les annĂ©es 1990, j’ai achetĂ© de nombreux enregistrements de ce qui s’appelait alors le « nouveau fado Â». Très Ă  la mode Ă  l’époque, c’était en rĂ©alitĂ© les mĂŞmes chansons, mais revisitĂ©es par la jeune gĂ©nĂ©ration de chanteurs. C’est ainsi que j’ai dĂ©couvert Cristina, dont la voix m’a tout de suite intĂ©ressĂ©. Sa voix n’entre pas dans le canon du fado â€” qui prĂ©fère plutĂ´t des voix abimĂ©es, j’imagine, par la fumĂ©e, la boisson et autres excès. Celle de Cristina, au contraire, n’est pas sans une certaine noblesse â€” elle est mĂŞme d’une grande noblesse, au sens oĂą elle est capable de sublimer les traits originels de la voix fado â€”, et son timbre m’a plu.

C’est l’Ircam qui nous a mis en contact et nous nous sommes rencontrés à Bruxelles. Nous avons parlé du fado et du projet que j’avais en tête. Je lui ai proposé une liste de chansons que j’aurais voulu transcrire, parmi lesquelles elle m’a donné ses préférences. J’ai ainsi réduit la sélection à douze pièces et je me suis mis au travail.

Plus tard, elle est venue Ă  l’Ircam pour Ă©couter mes transcriptions. Le travail philologique lui a apparemment convenu et elle m’a donnĂ© carte blanche, tout en nous prĂ©venant qu’elle ne chanterait pas « Ă  la manière de Â» Amalia Rodrigues â€” elle ne suivrait pas prĂ©cisĂ©ment les notes et ornementations telles que je les avais transcrites. Elle ne chante donc pas exactement ce qui est notĂ© mais comme elle l’entend, en accord avec l’esprit de la chanson. Dans les faits, c’est très souvent la mĂŞme chose, avec une certaine souplesse, notamment rythmique.

Ce qui est étonnant c’est que, malgré cette liberté, elle reste formidablement bien calée avec l’ensemble, même dans les passages où l’écriture est un peu brisée ou lorsque l’accompagnement est éparpillé à tous les instruments. Jamais on n’a eu besoin de travailler la mise en place.

Comment se prĂ©sentait la première version de Com que voz ?

Après une ouverture instrumentale, on entendait une alternance de 12 pièces pour la chanteuse de fado, et 11 pour baryton, avec une pièce commune, au milieu du cycle, comme le seul point de communion entre les deux : la première partie les rapprochait, la seconde les Ă©loignait.

Le rĂ©cital Ă©tait donc « théâtralisĂ© Â» ?

Oui, mais de manière implicite. J’ai toujours pensé à ce double cycle comme à une histoire d’amour…

Quelles sont les diffĂ©rences entre Fado Errático et Com que voz ?

La principale diffĂ©rence, c’est la suppression du cycle de mĂ©lodies pour baryton d’après LuĂ­s de Camões, cycle Ă©crit dans un langage « contemporain Â». Pour cette version, je n’en ai gardĂ© que quatre pièces. « Garder Â» est d’ailleurs un peu exagĂ©rĂ© puisqu’il n’y a plus de baryton : j’ai conservĂ© la version instrumentale originale — restait Ă  orchestrer la partie de baryton. Ce que j’ai fait en ne me contentant pas d’un instrument unique qui prendrait en charge sa ligne de chant, mais en Ă©clatant cette ligne de manière pointilliste Ă  tous les instruments de l’ensemble â€” un peu Ă  la manière de la Klangfarbenmelodie â€” tout en imitant le type de vocalitĂ© que j’employais dans la première version (chaque pièce avait en effet ses caractĂ©ristiques vocales propres).

J’ai donc du retravailler l’orchestration du fado, en imaginant que le fado pouvait ĂŞtre contemporain, malgrĂ© l’inexistence de la musique contemporaine Ă  proximitĂ©. Avec toutefois la contrainte de ne jamais trop le distordre â€” pour des raisons pratiques : Cristina Branco ne s’appuie pas sur une partition Ă©crite pour chanter, mais plutĂ´t sur ce que les musiciens lui offrent. J’ai par exemple introduit des transpositions en demis tons, qu’on peut d’ailleurs entendre dans le monde de la chanson, avec lesquels je la guide par glissements progressifs : une façon assez douce d’intervenir sur la substance musicale sans la pervertir. Pour le reste, cela relève plutĂ´t de l’instrumentation et de la superposition de lignes abstraites, Ă©trangères de l’accompagnement du fado. On a parfois le sentiment que l’esprit de Mahler traverse le fado ! Je pense par exemple Ă  l’Adagio de la Dixième Symphonie et ses mĂ©lodies qui prĂ©sentent de très larges intervalles, quasi hyperboliques.

Enfin, dans le cas de deux de ces quatre mouvements, j’ai fait le pari de superposer, d’un bout Ă  l’autre, un fado avec une des pièces du cycle Camões. Deux autres pièces du cycle Camões viennent s’intercaler plus tard, entre deux fados, comme des obstacles au dĂ©veloppement du fado. LĂ  encore, j’ai dĂ» respecter certaines contraintes, pour ne pas empĂŞcher la chanteuse de chanter : elle doit simplement se retenir, pour laisser place au discours contemporain, puis reprendre le fil un peu plus tard.

L’idĂ©e, poĂ©tique cette fois, est que notre sociĂ©tĂ© contemporaine Ă©touffe tout lyrisme. On l’empĂŞche de s’épanouir, en dressant face Ă  lui un mur de musiques contemporaines excessivement contrastĂ©es. MalgrĂ© notre insatiable soif de douceur et de beautĂ©, la rĂ©alitĂ© dresse invariablement ses obstacles en travers de notre chemin. Au reste, il est bon de ne pas tout se permettre en termes de « douceur Â» : la douceur contrainte est beaucoup plus stimulante que celle qui coule sans souci. C’est Ă©galement une mĂ©taphore de l’amour : car le fado, c’est l’amour, l’amour contrastĂ©, l’amour qu’on doit conquĂ©rir en entreprenant un voyage, l’amour prisonnier (dans le cas de Camões), l’amour toujours plus fort, l’amour capable d’abattre les obstacles dressĂ©s par la vie…

Vous Ă©voquiez tout Ă  l’heure l’histoire d’amour, la trajectoire de rencontre puis de sĂ©paration que vous aviez organisĂ©e dans la première version : y a-t-il Ă©galement, dans cette nouvelle version, une dimension théâtrale, voire spectaculaire ?

Tout à fait. C’est même une volonté théâtrale explicite, qui me permet de contourner le piège consensuel de l’histoire, somme toute assez simple voire simpliste, qu’est celle à laquelle on associe le fado.

On commence donc comme s’ouvrirait une pièce de théâtre : les musiciens entrent sur scène dans le noir, tandis qu’une averse de pluie rĂ©sonne dans la salle. Ce sont des bruits concrets de pluie, accompagnĂ©s d’un Ă©clairage Ă©vocateur. Au dĂ©but, cette pluie paraĂ®t très naturelle, mais elle se transforme peu Ă  peu et on dĂ©couvre que ces gouttes de pluie sont en vĂ©ritĂ© des gouttes de son â€” des sons extraits de Com que voz, passĂ©s Ă  la moulinette de la granulation. L’averse de pluie/son se poursuit, jusqu’à ce que les musiciens attaquent la première pièce, une pièce elle-mĂŞme assez granuleuse…

Le premier accord est un accord que j’appelle « Accord fado Â», tant il est caractĂ©ristique de cette musique. Un accord que l’électronique reprend pour le figer tandis que les musiciens terminent l’averse. C’est alors que le jour se fait sur la scène. Cristina Branco entre et entonne son premier chant, qui dĂ©crit la nuit dans Mouraria, un quartier de Lisbonne. Sans mise en scène vĂ©ritable, le dĂ©cor est plantĂ©. La fin de ce premier tableau est Ă©galement très intĂ©ressante : les lumières de la ville s’allument et la vie reprend.

L’électronique théâtralise donc le spectacle.

Oui. Au dĂ©but du moins. Pendant quatre minutes, l’électronique prend en charge la dimension spectaculaire du discours â€” et Ă  la fin Ă©galement.

Au-delĂ  de cette dimension spectaculaire, quel est le rĂ´le de l’électronique ici ? Quelle(s) diffĂ©rence(s) y a-t-il avec celle de Com que voz ?

Dans Com que voz, l’électronique n’était pas aussi poussĂ©e que je ne l’ose aujourd’hui, pour plusieurs raisons. La principale d’entre elles Ă©tant que je tenais Ă  l’époque Ă  une Ă©lectronique « invisible Â» â€” dans l’esprit de Luigi Nono. Depuis, j’ai constatĂ© que cela ne fonctionnait pas, tout du moins dans le cadre de ce projet. Nous avons par exemple utilisĂ© de nombreux sons enregistrĂ©s dans l’environnement urbain lisboète, mais aussi dans le dĂ©sert namibien pour crĂ©er, par superpositions et mixages, des paysages paradoxaux et abstraits qui campent le dĂ©cor du drame. Mais on n’entendait pas tout ce travail, et c’était bien dommage. J’ai donc dĂ©cidĂ© cette fois de les mettre en valeur, et mĂŞme de les spatialiser â€” ce que je ne pouvais pas faire dans Com que voz, pour des raisons logistiques. Grâce Ă  la spatialisation, ces sons sont plus vivants, plus captivants, et les atmosphères bien plus sensibles.

De manière gĂ©nĂ©rale, l’électronique dans la première version Ă©tait sous-performĂ©e : plus discrète, moins prĂ©sente, avec moins d’élĂ©ments. Contrairement Ă  la nouvelle version, elle ne suivait pas de fil rouge structurel qui en guiderait l’élaboration : elle intervenait de manière plus intuitive, en complĂ©ment du discours acoustique. J’ai par exemple voulu crĂ©er une rĂ©verbĂ©ration artificielle de certains instruments, en croisant la rĂ©verbĂ©ration naturelle avec des bruits des rues de Lisbonne prĂ©enregistrĂ©s â€” on donnait ainsi l’illusion que ces bruits de ville, si fugitivement perçus, Ă©taient comme emportĂ©s par le vent. Ce travail a naturellement Ă©tĂ© renforcĂ© pour la nouvelle version, prolongeant le naturalisme du dĂ©but, et permet de faire l’expĂ©rience du paradoxe entre sons musicaux et bruits de la ville, pour rappeler Ă  l’auditeur que son Ă©coute n’est pas univoque.

Ă€ ce sujet, vous parlez dans votre note d’intention d’un voile subjectif qui filtrerait notre Ă©coute : en quoi ce travail sur l’électronique participe-t-il de cette idĂ©e ?

Ce n’est pas vĂ©ritablement une matière offerte Ă  l’écoute, mais un moyen de mettre l’auditeur dans un Ă©tat singulier d’écoute. J’utilise des sons de la nature â€” comme une musique concrète, dĂ©crivant un paysage sonore imaginaire, qui accueillerait la pièce. Parfois, le paysage sonore contredit celui dĂ©crit par le texte, ou, grâce Ă  des traitements, le transforme. Comme si on Ă©coutait de la musique sur un fond qui, au lieu d’être le silence (lequel n’est jamais totalement silencieux), est un « presque silence Â» contenant des informations comme ces paysages imaginaires. Imaginer qu’on puisse Ă©couter une musique sur un silence colorĂ© m’intĂ©resse.

Vladimir JankĂ©lĂ©vitch nous dit que tous, compositeurs et auditeurs, nous avons la prĂ©tention d’écouter la musique dans une sorte d’état primaire, comme si c’était la musique des sphères. Pourtant, chacun a sa vision propre de la partition : c’est la nature de la musique (et sa richesse) de permettre cette ambiguĂŻtĂ©. La musique des sphères n’existe pas â€” et, si elle existait, on ne pourrait jamais en faire l’expĂ©rience : il nous faudrait toujours passer par un medium, aussi raffinĂ© soit-il, ainsi que par nos oreilles, lesquelles ne sont pas si raffinĂ©es. Si cette Ă©coute pure est impossible, n’est-il pas intĂ©ressant de jouer avec ce qui la voile ? D’ajouter d’autres filtres, d’autres obstacles, en oubliant tout bonnement ce rapport primaire Ă  la musique ?

Retraiter un instrument peut aussi relever de cette dĂ©marche de « colorer Â» l’écoute. De mĂŞme que d’orchestrer comme vous le faites du fado…

Exactement : c’est une hybridation du son. Hybrider un son qui a dĂ©jĂ  des caractĂ©ristiques propres par un son venu de l’extĂ©rieur est fascinant. Au reste, cette hybridation est de toute façon dĂ©jĂ  Ă  l’œuvre dans notre esprit : « l’écran de fond Â» de notre Ă©coute n’est jamais vierge. Alors autant jouer avec, forcer une dimension pluridimensionnelle de l’écoute.

L’électronique vous est-il d’une quelconque aide dans votre volontĂ© de « fidĂ©litĂ© aux sources Â» ?

Bien sĂ»r. L’un des aspects les plus singuliers du fado est le mĂ©lisme : or l’électronique me permet de faire « mĂ©lismer Â» des instruments qui n’y ont pas accès habituellement. En l’occurrence, en reproduisant les mĂ©lismes d’Amalia Rodrigues : après avoir choisi les plus pertinents, nous les avons analysĂ©s et en avons dĂ©duit une enveloppe, que nous pouvons appliquer au son de l’instrument, en temps rĂ©el. Prenez la guitare : je peux moduler le son d’une guitare après que le musicien a pincĂ© la corde. Idem pour le cymbalum, la harpe et mĂŞme les instruments Ă  vent, dont je peux souligner les Ă©bauches mĂ©lismatiques.

Jusque dans l’informatique musicale, je retourne aux racines du fado, et j’en raccroche tous les effets au geste poĂ©tique du fado. Ça ne sonnera pas « fidèlement Â» comme du fado, mais le rapport est lĂ  et il est très profond.

Vous disiez prĂ©fĂ©rer auparavant une Ă©lectronique discrète, presque inaudible : pourquoi ?

Sans doute n’avais-je pas bien compris les possibilitĂ©s de l’électronique Ă  l’époque. J’imaginais que, si elle s’ajoutait au son instrumental, elle viendrait gâcher un rĂŞve â€” peut-ĂŞtre parce qu’elle ne passe pas par un dispositif aussi raffinĂ© que la rĂ©sonance de l’instrument et la rĂ©fraction du son dans l’espace, par exemple. Depuis, j’ai compris que, dans tout espace acoustique, haut-parleurs (de toute qualitĂ©), caisse des instruments, corps des musiciens ou corps des auditeurs, sans parler de la salle toute entière : tout rĂ©sonne. Cette vision plus fusionnelle de l’espace acoustique, m’a menĂ© Ă  une approche moins puriste de l’électronique et m’a permis de dĂ©passer mes peurs. Y compris celle d’une Ă©lectronique qui prendrait le dessus sur l’instrumental â€” ce qui a lieu ici au dĂ©but et Ă  la fin, ou lors des quelques avalanches sonores, courtes et irrĂ©pressibles, qui ponctuent l’œuvre.

Aujourd’hui, vous verriez-vous vous lancer dans pareil projet avec d’autres musiques que le fado ?

Pour l’instant non. Aujourd’hui, ma musique fait beaucoup rĂ©fĂ©rence Ă  d’autres musiques â€” qui m’apportent Ă©normĂ©ment de matière â€” et j’essaie justement d’en faire ma cuisine, sans les montrer de trop. Je peux aussi avoir aujourd’hui une vision « impure Â», pour me permettre des formes plus rhapsodiques et vagabondes, avec des rĂ©fĂ©rences parfois explicites mais toujours fugitives, Ă©lusives.

C’est un syncrĂ©tisme que je dĂ©fends aujourd’hui, du moment qu’il n’est pas superficiel, qu’il ne se dĂ©ploie pas de manière univoque et qu’il n’est pas montrĂ© â€” mais bien plutĂ´t cachĂ© dans les replis de la structure profonde de l’œuvre. Je veux avoir plusieurs casquettes : pouvoir Ă©crire Com que voz un jour, et une Ĺ“uvre plus radicale le lendemain, tout en restant moi-mĂŞme â€” ou, au contraire, une Ĺ“uvre unique traversĂ©e de moments disparates, et gardant sa cohĂ©rence en dĂ©pit de cela.

Je vois lĂ  une des lacunes de la scène contemporaine : trop prise par ses propres obsessions, que ce soit une forme de purisme ou, au contraire, par le mimĂ©tisme du « tout est possible Â», elle finit par se rĂ©pĂ©ter ou par ennuyer. Dans la rĂ©pĂ©tition, on croit trop souvent (et faussement) affirmer un style, un langage. Alors qu’on l’exprime Ă  mon avis mieux dans la diffĂ©rence, mĂŞme si cela nĂ©cessite ensuite plus de travail de la part des analystes pour comprendre la trajectoire du compositeur : Bach n’était pas univoque, loin de lĂ . Beethoven non plus, qui traversait les styles avec une telle libertĂ©.

ManiFeste est un Festival-AcadĂ©mie â€” et la composante pĂ©dagogique y est essentielle. Vous ĂŞtes vous-mĂŞme professeur de composition au Conservatoire National SupĂ©rieur de Musique et de Danse de Paris : enseigner fait-il partie intĂ©grante de votre mĂ©tier de musicien ?

Ma position peut sembler paradoxale. Parfois, quand je suis avec un Ă©tudiant, j’entretiens avec lui un rapport de complicitĂ© totale â€” et c’est comme si je composais moi-mĂŞme la pièce avec lui : je suis totalement investi. J’ai face Ă  moi un artiste qui veut s’exprimer et nous cherchons ensemble toutes les solutions possibles pour formuler ses idĂ©es â€” de la mĂŞme manière comme je le ferais pour les miennes propres. Nous sommes tous deux compositeurs et complices d’une vision du monde. Son univers musical a son identitĂ© et sa force, et son manque de maĂ®trise des moyens techniques ne doit pas l’empĂŞcher de s’exprimer. Les solutions que nous trouvons pourraient certainement m’être utiles dans le cadre de mon propre travail de composition â€” mais, une fois que je les ai « donnĂ©es Â» Ă  mon Ă©lève, je n’arrive plus Ă  les utiliser pour moi : elles sont comme « usĂ©es Â». Heinz Holliger dit que travailler avec un jeune compositeur signifie composer moins. Il a parfaitement raison. Enseigner exige beaucoup, artistiquement parlant.

En revanche, on reçoit aussi Ă©normĂ©ment de la part des Ă©tudiants. Ils sont jeunes et la jeunesse est prĂ©cieuse ! Ils sont gĂ©nĂ©ralement très au fait de l’actualitĂ© musicale, des dernières trouvailles instrumentales et des nouvelles technologies. C’est très rĂ©jouissant : je rencontre souvent des problèmes que je me suis dĂ©jĂ  posĂ©s par le passĂ©, et pour lesquels je trouve de nouvelles rĂ©ponses. Ça permet de « mettre Ă  jour Â» bon nombre processus intellectuels.

Parfois je me dis que j’aimerais arrĂŞter l’enseignement. J’aurais plus de temps, moins de prĂ©occupations. Il m’arrive de me demander, face Ă  mon travail : « aurais-je permis Ă  un de mes Ă©lèves de faire ce que je suis en train de faire ? Â» : si je n’enseignais pas, je n’aurais plus ces Ă©tranges Ă©tats d’âmes. Mais je me crois incapable d’un rapport autiste avec la composition : sans l’enseignement, je me perdrais dans une histoire sans fin d’ego, de plaisir personnel et de fantasme d’omnipotence…

Propos recueillis par J.S.

©Ircam-Centre Pompidou

Vous constatez une erreur ?

IRCAM

1, place Igor-Stravinsky
75004 Paris
+33 1 44 78 48 43

heures d'ouverture

Du lundi au vendredi de 9h30 Ă  19h
Fermé le samedi et le dimanche

accès en transports

Hôtel de Ville, Rambuteau, Châtelet, Les Halles

Institut de Recherche et de Coordination Acoustique/Musique

Copyright © 2022 Ircam. All rights reserved.